Benjamin Tincq « De nouveaux acteurs innovants s’attaquent aux secteurs difficiles à décarboner »

Dans le cadre de notre deuxième magazine ForHum, nous nous sommes entretenus avec Benjamin Tincq, co-fondateur de Good Tech Lab, une agence d’innovation qui décrypte et accompagne les réponses technologiques à l’urgence climatique et environnementale.

Et si la science et l’innovation technologique pouvaient apporter une partie de la solution face aux enjeux climatiques et environnementaux ? Avec le Good Tech Lab qu’il a cofondé, Benjamin Tincq a interviewé aux quatre coins du monde plus de 450 entrepreneurs engagés dans l’impact tech.

Tour d’horizon des conclusions du rapport qui en découle « Aux frontières de l’impact tech » avec un focus sur l’industrie de demain.

ForHum : Les impact tech, c’est quoi ?

Benjamin Tincq : Nous avons choisi le terme d’impact tech qui commence à apparaître dans la littérature anglo-saxonne car il est plus large que le terme tech for good utilisé en France. Ce dernier fait généralement référence aux problématiques sociales plutôt qu’environnementales et aux structures de l’ESS. Les impact tech recouvrent un spectre un peu plus large avec des start-up et des acteurs technologiques ou à base scientifique. On peut citer les nouveaux procédés pour décarboner les matériaux de construction, l’utilisation des biotechnologies pour remplacer les pesticides dans l’agriculture, l’absorption de CO2 à grande échelle, de nouvelles techniques de stockage de l’énergie, etc. 

Comment expliquer le développement des impact tech ?

On peut comparer ce mouvement à un renouveau du boom des clean tech du milieu des années 2000, porté par l’urgence des enjeux planétaires notamment climatiques et environnementaux. Cette urgence suscite de plus en plus de vocations chez les jeunes qui ont envie d’aligner leur travail au quotidien avec la résolution de ces enjeux. Ils ne se contentent pas d’un engagement militant à côté mais veulent que ce soit le cœur de leur travail. S’ajoute à cela des barrières à l’entrée de plus en plus faibles pour créer une société à base de scientifiques. Il y a de plus en plus d’accompagnement et de financements. Des fonds de pension s’y intéressent et commencent à avoir un intérêt stratégique à financer des entreprises qui vont réduire les risques climatiques et environnementaux. On a une lame de fond d’usages des technologies pour adresser les enjeux climatiques et environnementaux.

Quel était le but du rapport « Aux frontières de l’impact tech », inspirer d’autres entrepreneurs ?

J’ai une formation d’ingénieur et un parcours dans l’ingénierie et le conseil puis dans une ONG. J’avais envie de me consacrer sur cette imperfection entre la science, la technologie et l’urgence environnementale et climatique. Avec ma co-fondatrice qui vient plutôt du secteur du développement international, nous avions envie de mieux comprendre ces imperfections, de monter en compétence sur le sujet, de cerner l’écosystème dans ces tenants et aboutissants. 

Pour ce rapport, nous avons interviewé plusieurs centaines d’entrepreneurs, d’investisseurs et d’entreprises qui travaillent sur ces sujets. On avait pris les ODD (Objectifs de Développement Durable) de l’ONU comme une référence. Sur la suite de notre travail, on va se consacrer plus spécifiquement sur les questions climatiques et environnementales. On a publié le rapport en juin 2019 avec une version française qui est sortie au mois d’octobre.

Mushroom® Packaging est une solution d’emballage très performante, cultivée par le mycélium de champignon

Comment se situe le secteur industriel dans ce mouvement des impact tech ?

Selon le dernier rapport du GIEC, l’industrie et la production de biens représente environ 21% des émissions de gaz à effet de serre. C’est considérable. Une grande part vient du ciment, de l’acier mais aussi du textile. Ces secteurs étaient considérés jusqu’à présent comme difficiles à décarbonés. Depuis quelques années, on commence à voir de nouveaux acteurs innovants qui essaient de s’attaquer à ces secteurs difficiles à décarboner. C’est ce que fait justement Hoffmann sur le ciment. Pour l’acier, on peut citer Boston Metal, qui a mis au point un procédé qui n’utilise pas de hauts fourneaux par électrolyse de l’oxyde de fer. 

Quelles tendances ont retenu votre attention dans ces secteurs ?

Une tendance émergente est l’utilisation de la biologie synthétique pour produire des matériaux biofabriqués. Ceux-ci diffèrent des matériaux biosourcés. Pour le biosourcé, on récupère de la biomasse transformée de façon mécanique ou thermique pour fabriquer une matière de construction, de textile ou autre. Pour le biofabriqué, on utilise des processus du vivant pour faire pousser de la matière directement. On peut citer Ecovative sur du textile fabriqué à partir de mycélium de champignon. Autre exemple, la société Pili qui fabrique des colorants à partir de bactéries nourries avec du sucre. 

Une autre tendance lourde se concentre sur l’économie circulaire et plus particulièrement sur la fin de vie. Par exemple, la conception de bâtiments de façon modulaire en répertoriant toute la liste des matériaux de construction et des matières, de manière à pouvoir les déconstruire plus facilement et réemployer les matériaux. Ainsi, l’entreprise néerlandaise Madaster a créé un passeport matériau pour les bâtiments. Le but étant de pouvoir les rendre totalement circulaires. D’autres travaillent à remplacer les matières polluantes et non recyclables par des matières recyclables et compostables. Pour les plastiques à usage unique, c’est un sujet majeur. Remplacer des plastiques par des plastiques biodégradables et dégradables en conditions marines pour lutter contre la pollution marine. 

Toutes ces tendances commencent à converger et laissent entrevoir une industrie qui seraient très largement décarbonées. 

Et le numérique ?

À l’époque où l’on prône la dématérialisation comme la tendance qui va permettre de décarboner, la dématérialisation n’est pas totalement immatérielle. Différents métaux rares comme le cobalt sont nécessaires pour fabriquer tous les terminaux, les processeurs, les satellites, etc. ça ne veut pas dire qu’il faut arrêter tout le numérique et la dématérialisation. Il faut être conscient de cet impact qui va grandir au fur et à mesure que l’industrie grandit. Il faut que l’on s’attaque à sourcer ces métaux de façon plus responsable, à prolonger la fin de vie et à repenser la façon dont on fabrique les composants. 

Comment voyez-vous l’usine demain ?

On dit que l’usine du futur sera fortement automatisée, que l’on va pouvoir fabriquer des objets sur mesure, en réponse à la demande sans avoir de stocks. Je n’ai pas de réponse idéale à cette question. Cela rejoint la tendance sur l’impression 3D. Dans notre rapport, nous n’avons pas dénigré son potentiel mais nous mettons en avant le fait qu’il faut être prudent. Côté positif, vous allez pouvoir imprimer des formes différentes et, notamment, pouvoir optimiser les capacités structurelles du matériau tout en minimisant la quantité de matière. Ce sont des formes un peu poreuses avec des trous partout. C’est intéressant car on va utiliser moins de matière, de la matière qui va être moins transformée, qui va économiser de l’énergie sur des phases amont de la production. En revanche, aujourd’hui, il n’y a pas encore d’analyse très poussée sur le bilan analyse cycle de vie, notamment le bilan énergétique total sur la production. Une des pistes pourrait être une technologie d’impression 3D futur. Par exemple, des technos qui n’ont pas de procédé qui chauffe la matière mais plutôt des procédés qui assemblent la matière à l’échelle moléculaire ou atomique. On n’en est encore un peu loin. 

Comment est financé le passage à l’échelle pour ces innovations ? 

La question qui va se poser est la croissance de l’entreprise. Notamment sur les entreprises technologiques. Comment on arrive à leur apporter du financement sur une période suffisamment longue pour leur permettre d’atteindre une taille critique ? Quelle est la sortie possible pour les investisseurs ? Est-ce que ce sont des entreprises qui sont amenées à être cotées en bourse ou va-t-il y avoir un marché secondaire d’actions qui va leur permettre d’aller au-delà de cette phase de dix ans ? En effet, les capitaux risqueurs ont une phase maximale de dix ans et plus souvent sept ou huit ans. Or, pour certaines entreprises, notamment celles qui sont très technologiques, on commence à avoir un début de marché à la fin de cette première période car la phase de R&D est très intensive. Dans certains cas, c’est très intéressant que certaines entreprises soient rachetées par des industriels qui disposent des moyens, des capacités ou des ressources qui leur permettront de passer à l’échelle. Elles ont déjà les canaux de distribution, l’expertise interne, etc. donc ce n’est donc pas forcément une mauvaise chose.

Quel rôle jouent les grandes entreprises traditionnelles ? 

Il y a une pression de plus en plus forte sur les grandes entreprises pour se réveiller et arrêter de dire que la RSE est suffisante. La RSE a été inventée comme un moyen de compenser des externalités. Aujourd’hui, il faut aller au-delà. Le but est que l’impact environnemental et sociétal soit au cœur de la mission d’entreprise et au cœur des métiers pour pouvoir répondre aux urgences d’aujourd’hui. Certaines entreprises ont une réelle volonté car ils se rendent compte que les attentes des clients changent, les attentes des collaborateurs changent, les attentes de certains investisseurs changent, les attentes des régulateurs changent. 

Ce que nous dit le rapport du GIEC, c’est qu’on va vraiment au-devant d’une catastrophe environnementale avec des dégâts humains et sociaux cataclysmiques dans les 20 ou 30 prochaines années. On ne peut pas se permettre d’attendre. Il faut absolument que les entreprises soient engagées dans cette démarche. 

Vous abordez également la question de la mesure de l’impact dans le rapport, quelle méthode recommanderiez-vous ? 

Nous avons essayé d’apporter un peu de visibilité sur les différentes méthodes. L’approche n’est pas exhaustive mais donne une lecture introductive pour l’entrepreneur qui veut se lancer sur ces sujets. On propose un canevas qui résume les éléments-clés à avoir en tête quand on se lance en création d’entreprise : comment penser sa stratégie d’impact, quel est le raisonnement logique qui démontre que le produit/service que je suis en train de développer va résoudre la problématique sociétale/environnementale que je vise à résoudre, dans quel contexte d’ecosystème industriel je m’insère et qu’est ce qui va faire que ça va marcher ou pas. Cela permet de prendre les devants et d’anticiper. Dans la partie mesure environnementale, sans rentrer dans le détail, a minima faire une bonne analyse du cycle de vie fait partie des fondamentaux. Les risques d’effets rebonds sont également majeurs. Par exemple, l’idée de faire pousser de la biomasse à une assez grande échelle. Cela semble une bonne idée, sauf qu’en fonction du type de biomasse qu’on va utiliser, on a besoin d’une surface agricole très impor-tante, qui va consommer énormément d’eau et va entrer en concurrence avec l’agriculture vivrière. La question clé qui doit être clairement posée est : qu’est-ce que ça donne à grande échelle ? Quels sont les potentielles boucles positives et boucles négatives.  

Benjamin Tincq est ingénieur de formation et co-fondateur du Good Tech Lab, une agence d’innovation qui décrypte et accompagne les réponses technologiques à l’urgence climatique et environnementale et co-auteur du rapport « Aux frontières de l’impact tech ».

Cette entrevue est issue des pages 44 & 45 de notre magazine ForHum, actuellement proposé en libre consultation sur notre site.